Un Montréalais noir qui a déposé une plainte contre Radio-Canada pour l’utilisation en ondes du mot N se dit déçu mais pas surpris par le rejet d’une récente décision du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes ordonnant au radiodiffuseur public de s’excuser.
Ricardo Lamour, travailleur social et artiste, a porté plainte auprès du régulateur de la radiodiffusion et des télécommunications après avoir entendu un journaliste et un commentateur répéter le mot offensant à plusieurs reprises à l’antenne en 2020.
Une cinquantaine de personnalités de Radio-Canada ont déclaré dans une lettre ouverte publiée lundi dans La Presse que la décision du CRTC rendue la semaine dernière en faveur de Lamour menace la liberté et l’indépendance des journalistes et « ouvre la porte aux dangers de la censure et de l’autocensure ».
« Aussi, si nous sommes alarmés, ce n’est pas seulement pour nous, à Radio-Canada, mais pour toutes les entreprises de communication réglementées par le CRTC », ont écrit les signataires, parmi lesquels des présentateurs de nouvelles de premier plan, tels que Céline Galipeau et Patrice Roy, et Guy A. Lepage, l’animateur du talk-show Tout le monde en parle.
L’ancien ombudsman de Radio-Canada, un ministre du cabinet québécois et des groupes représentant les journalistes ont également dénoncé cette décision comme une atteinte à la liberté d’expression ou à la liberté de la presse.
Lorsqu’on lui a demandé s’il était surpris par le contrecoup, Lamour a cité l’auteur et activiste américain James Baldwin, qui a écrit : « Le pouvoir du monde blanc est menacé chaque fois qu’un homme noir refuse d’accepter les définitions du monde blanc ».
Lamour a noté que la plupart des personnalités médiatiques québécoises francophones sont blanches et il a demandé combien de signataires de la lettre sont noirs.
Utilisation du mot « offensant et bouleversant » : plaignant
Il a dit qu’il était motivé à déposer une plainte il y a deux ans après avoir entendu deux personnalités de la radio utiliser à plusieurs reprises le nom complet d’un livre de Pierre Vallières qui a le mot N dans le titre, « sans avertissement adéquat ni discussion contextuelle ».
Lamour attendait de passer à l’antenne pour discuter de son travail de mentorat auprès des jeunes Noirs et a entendu les commentaires dans le studio de Radio-Canada à travers une paire d’écouteurs. Il a dit qu’il était troublé par l’utilisation « insouciante et impitoyable » du mot.
« Je l’ai trouvé offensant et bouleversant », a-t-il déclaré.
Il a déposé une plainte auprès du CRTC après s’être fait dire par l’ombudsman de Radio-Canada que l’utilisation du mot dans ce contexte précis — la citation d’un titre de livre — ne contrevenait pas aux normes et pratiques journalistiques du radiodiffuseur public.
Le CRTC s’est rangé du côté de Lamour. Bien qu’il ait reconnu que le mot n’était pas utilisé de manière discriminatoire, il a conclu que le radiodiffuseur public avait néanmoins violé les objectifs et les valeurs de la politique canadienne de radiodiffusion.
Radio-Canada n’a pas fait assez pour atténuer l’effet que le mot pourrait avoir sur son auditoire, « particulièrement dans le contexte social actuel et compte tenu de son statut de radiodiffuseur public national », lit-on dans la décision du CRTC.
En plus de présenter des excuses écrites au plaignant, le radiodiffuseur doit également mettre en place des mesures internes et une programmation pour s’assurer qu’il traite mieux des problèmes similaires à l’avenir, a déclaré le CRTC.
Décision un « précédent dangereux » : Association de journalisme
Les signataires de la lettre ouverte dans La Presse reconnaissent que le mot N est « chargé », mais ils disent qu’il est utilisé rarement à l’antenne et seulement dans un contexte factuel « qui n’est ni offensant, ni insultant, ni déshumanisant, qui respecte les normes journalistiques et pratiques de Radio-Canada mais aussi l’intelligence de notre institution et de ses employés. »
L’association des journalistes professionnels de la province, la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, a dénoncé cette décision comme « un dangereux précédent qui impose aux médias une censure aussi exagérée qu’injustifiée ».
Le ministre de la Culture du Québec a également exprimé sa préoccupation face à cette décision, tweetant qu’il s’agissait d’une grave violation de la liberté d’expression.
Lamour dit qu’il voit le contrecoup contre la décision N-word en partie comme une lutte « pour affirmer certains droits de ne pas être responsables » par les radiodiffuseurs qui résistent à apporter les changements nécessaires pour mieux refléter une société en évolution.
« Nous ne voyons pas une forme d’introspection ici; nous voyons des choses offensantes », a-t-il déclaré.
Au lieu de se battre, a-t-il dit, les radiodiffuseurs devraient lire le raisonnement derrière la décision et essayer de faire mieux.
Dans un courriel, un porte-parole de Radio-Canada a déclaré que le radiodiffuseur était conscient du « large éventail d’opinions » sur la décision du CRTC.
« Radio-Canada reconnaît que l’utilisation du ‘N-word’ est offensante; c’est pourquoi nous avons limité son utilisation sur nos ondes », indique le communiqué.
Le diffuseur a déclaré qu’il étudiait toujours la décision et réfléchissait à la manière dont il réagirait.
En 2020, l’ancienne animatrice de CBC News, Wendy Mesley, a été suspendue de l’animation et a été sanctionnée après qu’une enquête interne a révélé qu’elle avait utilisé un langage offensant à deux reprises lors de réunions de rédaction.
Dans un longue déclaration sur Twitter, Mesley a déclaré qu’elle avait utilisé le mot N en mentionnant le livre de Vallières et dans le cadre de discussions sur le racisme et la discrimination, et a déclaré qu’elle était « profondément désolée et honteuse ».
Mesley a pris sa retraite de CBC l’été dernier.